Jeunes « attachiants » et clinique de l’entre-deux.
Noémie passe son temps à claquer la porte, assez théâtralement d’ailleurs, étant entendu que l’on va, à coup sûr, aller la rechercher ! Il faut préciser qu’il s’agit d’une jeune fille d’à peine 16 ans, qui a un parcours fait d’abandons multiples et de maltraitance institutionnelle.

Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’elle est en errance, suite à un énième rejet maternel et au peu de mobilisation de la part des instances, qui ne proposent que l’IPPJ au vu de ses fréquentes conduites à risque. En effet, Noémie consomme des drogues et fréquente des hommes majeurs dans le but d’obtenir de l’argent (ou autres biens matériels) en leur faisant miroiter des faveurs qu’elle ne leur accorde finalement pas (il s’agit d’un phénomène que l’on rencontre régulièrement en ce moment chez les jeunes filles de notre public. Elles appellent ces hommes des « pigeons ». Chaque jeune fille a apparemment son « pigeon »). Noémie teste continuellement le lien, elle l’attaque même. Elle alterne les recherches d’attention et les crises violentes, souvent pour des broutilles. Nous ne comprenons d’ailleurs pas toujours les raisons de ces crises, mais je ne suis pas sûre que Noémie les connaisse elle-même… Il s’agit d’une jeune fille qui est assez seule, parvenant difficilement à se faire des amis (il faut dire que ses sautes d’humeur ne doivent pas l’aider…). Dernièrement, elle est venue déposer l’intégralité de ses affaires chez Abaka, après avoir été mise une fois de plus à la porte par sa maman. Dans le travail extra-muros, cela nous pose d’ailleurs beaucoup de difficultés, étant donné que Noémie débarque à n’importe quelle heure du jour ou de la soirée pour se changer. Et comme on sait toujours quand elle entre dans la maison, mais jamais quand elle en sort, lorsque nous tentons de décaler ses demandes, c’est l’occasion d’une nouvelle crise lors de laquelle les chaises et prospectus de notre hall d’entrée prennent cher… En hébergement, cela ne se passe pas mieux car, quoi que l’on fasse, on a l’impression que ce n’est jamais bon. En effet, si on veut lui accorder du temps en lui proposant de réaliser des démarches ou une activité, on lui en demande trop ! Mais si on prend le parti de la laisser tranquille, ce n’est pas bon non plus puisqu’on ne lui accorde pas d’attention ! Ainsi, Noémie présente de gros troubles de l’attachement, et il y a de quoi s’y perdre…
Compte tenu du danger dans lequel elle peut se mettre, il est vrai que quand elle claque la porte, on est très souvent tenté d’aller la rechercher, tout en ayant l’impression d’être pris dans un jeu de chantage affectif (« Je me casse et je t’emmerde… Mais viens me chercher quand même ! »). Puis, à force de répétition, on prend évidemment conscience du mécanisme et on n’a plus très envie d’y jouer, par sentiment d’instrumentalisation. On a tenté de lui renvoyer ce fonctionnement, sans effet. On se retrouve continuellement coincés car, quand on veut qu’elle reste, elle claque la porte, mais quand, à bout de nerfs, on veut qu’elle sorte, alors c’est elle qui refuse de partir, quitte à faire un sit-in dans le hall d’entrée !
Je me permets de faire une petite parenthèse sur nos pratiques, qui ont quelque peu évolué ces derniers mois, notamment en ce qui concerne les « nuits d’urgence ». Pour rappel, notre projet propose un accueil et une écoute 24h/7j ; les jeunes ont donc la possibilité de venir sonner à la porte à toute heure du jour et de la nuit, que ce soit pour une demande d’hébergement ou simplement une écoute. Il nous arrive donc de temps en temps d’accueillir des jeunes pendant la nuit. Toutefois, depuis quelques mois, nous avons « intensifié » cette pratique avec certains jeunes que l’on connait bien. Il s’agit de jeunes en situation d’errance (soit par « choix » – on pourrait débattre de la notion de « choix d’être à la rue » chez ces jeunes, mais ce n’est pas le propos ici ; soit par manque de place dans les institutions). On propose alors une sorte d’« accueil bas seuil » qui permet à ces jeunes de venir ponctuellement prendre une douche, un repas, ou passer une nuit pour reprendre des forces. Précisons également qu’il s’agit de jeunes qui ont déjà fait plusieurs passages en hébergement chez Abaka et pour lesquels un séjour « classique » (c’est-à-dire 5 jours renouvelables une fois) ne va pas de soi. En effet, un séjour chez nous implique un certain nombre de choses, comme le respect de notre cadre, aussi minime soit-il, une mobilisation par rapport à la situation, une implication dans le communautaire (courses, préparation des repas, manger tous ensemble à table, etc.). Or, parfois, ces jeunes sont tellement abîmés que cela représente encore trop pour eux. De ce fait, plutôt que d’être dans une forme de « tout ou rien » (soit le jeune doit accepter ces règles, au risque que cela pète au bout de quelques jours, soit il n’y a pas d’hébergement du tout), et dans l’idée d’être créatifs avec ces jeunes, nous avons commencé à leur proposer de venir de temps en temps en « nuit d’urgence ». Le principe est que le jeune a la possibilité de venir sonner à la porte à 22h et voit avec l’intervenant qui fait la nuit s’il peut être hébergé jusqu’au lendemain matin (à l’appréciation de l’intervenant, en fonction du nombre d’intra-muros, du contexte, etc.). Le jeune est censé repartir le lendemain matin avant 9h. Cette pratique permet de rester une ressource pour le jeune, tout en préservant le lien avec celui-ci.
Nous avons beaucoup utilisé la nuit d’urgence dans le travail avec Noémie. Je me rappelle notamment d’un soir où, suite à une énième crise avec gros dépassement de cadre, nous avons pris la décision de mettre fin à son séjour. Nous avons été jusqu’à vider sa chambre, ce qu’elle a évidemment mal vécu et, comme d’habitude lorsque nous tentons de mettre un arrêt avec cette jeune, elle refuse de partir. Nous lui avons alors proposé (pour ne pas dire imposé) d’aller faire un tour, souffler un peu et réfléchir, tout en lui signifiant qu’elle pouvait venir sonner à 22h pour passer la nuit ici. Cela a été très compliqué pour la jeune fille qui, comme à son habitude, a d’abord fait un sit-in dans le hall d’entrée, puis a accepté de sortir tout en revenant sonner à la porte plusieurs fois pour différents prétextes (« J’ai réfléchi et je veux rentrer », « Quelle heure est-il ? », « Je dois aller aux toilettes », « Je voudrais appeler un ami »). Ensuite, cela s’est calmé. Je me suis bien sûr demandée si elle allait effectivement revenir demander une nuit d’urgence, d’autant qu’à 22h, pas de Noémie en vue ! Finalement elle est venue sonner à 23h45, la bouche en cœur, pour demander de passer la nuit ici et refaire un entretien d’accueil le lendemain. Elle me dit alors avoir réfléchi, notamment à son « impatience »(« intolérance à la frustration » serait plus juste, me semble-t-il…) et j’ai également pu lui renvoyer notre ressenti au sein de l’équipe : notre sentiment d’être en panne dans le travail avec elle, l’impression que, quoi que nous fassions ce n’est pas bon, notre épuisement malgré notre volonté de tenir, sa difficulté sans doute à trouver sa place quelque part… A ce sujet, elle a d’ailleurs pu exprimer : « Quand je sens que ça va trop bien se passer, alors je préfère casser avant d’être déçue par l’autre ».
Noémie a passé de nombreuses semaines en errance. Le travail avec elle a continué, tant bien que mal, pendant un moment. Jusqu’au jour où, après une crise de plus, nous lui avons renvoyé nos inquiétudes concernant son état de délabrement. En effet, plus les semaines passaient, plus elle se dégradait tant physiquement que psychologiquement. Nous avons tenté d’avancer la piste des soins psychiatriques, dans l’idée de prendre soin d’elle et en lui expliquant que, sans cela, nous ne pourrions pas aller beaucoup plus loin dans le travail avec elle, mais Noémie l’a rejetée en bloc. Depuis, nous n’avons que très peu de nouvelles d’elle, mais nous savons qu’elle s’est tournée vers un autre service. Elle sait aussi que chez Abaka, la porte reste ouverte. Sans doute avions-nous besoin de souffler d’elle comme elle avait besoin de souffler de nous…
Cette situation est un bon exemple, je pense, de la manière dont on peut essayer d’être créatif dans le travail, en adaptant le cadre au cas par cas. En l’occurrence, avec Noémie, la « nuit d’urgence » s’est avérée à plusieurs reprises un bon outil et un bon compromis dans le travail du lien. En effet, cela constitue une sorte de « SAS », d’« entre-deux », où le jeune n’est ni dedans (puisqu’il n’est pas intra-muros, c’est-à-dire hébergé pour un séjour « classique »), ni dehors (pas à la rue pendant la nuit, pas « exclu »).
Il est toujours intéressant d’essayer de repérer les interstices dans lesquels viennent se loger les moments cliniques avec les jeunes. D’autant plus avec ces jeunes souffrant de troubles de l’attachement et que j’appelle « attachiants ». En effet, tout est dans le dosage de la relation, l’équilibre dans le lien. Ni trop loin, ni trop près, comme un apprivoisement perpétuel car rien n’est jamais acquis.
Dans le même ordre d’idée, le hall d’entrée constitue également un lieu particulier. Pour ceux qui ne sont jamais venus chez Abaka, précisons qu’une fois passée la porte d’entrée, il y a une deuxième grande porte vitrée que nous avons fait placer il y a quelques années par souci d’économies d’énergie (isolation thermique). Cette double porte constitue donc un « SAS d’accueil », comme nous l’appelons parfois. Et ce sas s’est révélé bien utile à différentes occasions dans le travail avec les jeunes. En effet, de la même manière que les « nuits d’urgence », ce sas permet un entre-deux pour les jeunes et leur permet d’être « ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans », c’est-à-dire ni à l’intérieur de la maison, ni sur le trottoir. On se souvient de ce jeune homme, il y a quelques années, avec qui on avait longuement travaillé sur le pas de la porte, car il se montrait parfois impulsif et difficile à gérer dans la maison. Dorénavant, on peut considérer que ce sas d’entrée est en quelque sorte une extension du pas de la porte dans notre clinique du quotidien…